Dans l’histoire économique et sociale du Togo, un groupe de femmes a marqué de son empreinte le commerce ouest-africain : les Nanas Benz. Surnommées ainsi en référence à leurs Mercedes-Benz, symboles de réussite, ces entrepreneuses ont bâti un empire autour du wax hollandais, faisant de Lomé la plaque tournante du textile en Afrique de l’Ouest.
Leur histoire, entre succès fulgurant et déclin face à la mondialisation, est emblématique des mutations économiques du continent. Qui étaient ces femmes ? Comment ont-elles dominé le marché du wax ? Pourquoi leur empire s’est-il effrité ? Et quelle est la situation de leurs héritières aujourd’hui ?
Ce dossier retrace l’épopée des Nanas Benz, depuis leur ascension dans les années 1960 jusqu’aux défis de la nouvelle génération.
1. Aux origines des Nanas Benz : La naissance d’un empire

1.1. Le wax, un héritage colonial
Le wax hollandais, malgré son nom, n’est pas un tissu traditionnel africain. Il a été introduit au XIXᵉ siècle par les Néerlandais, qui s’inspiraient des batiks indonésiens pour produire en masse des pagnes destinés aux colonies africaines.
Au Togo, alors sous administration allemande puis française, ces tissus se sont imposés comme un marqueur social. Les motifs colorés et leurs significations (mariage, réussite, rivalité) en ont fait un élément clé de la mode ouest-africaine.
1.2. L’émergence des premières Nanas Benz

Dans les années 1940-1950, des femmes togolaises, souvent analphabètes mais dotées d’un sens aigu des affaires, se lancent dans le commerce du wax. Elles commencent par s’approvisionner au Ghana, avant de nouer des partenariats directs avec des maisons de négoce européennes (UAC, CFAO, SCOA).
Parmi les pionnières :
- Eunice Adabunu, qui démarre en vendant des beignets avant de devenir une magnat du textile.
- Patience Sanvee, surnommée « Market Woman Phenomenon ».
- Dédé Rose Creppy, l’une des dernières grandes figures, décédée en 2023.
Leur surnom, Nana Benz, vient de :
- « Nana » (terme de respect en langue mina, évoquant une mère ou une figure d’autorité).
- « Benz », en référence à leurs Mercedes, symbole de réussite.
2. L’âge d’or (1960-1980) : Un monopole économique

2.1. Un modèle commercial redoutable
Les Nanas Benz ont construit leur empire sur :
✔ L’exclusivité des motifs : Elles négociaient des droits sur des designs, empêchant la concurrence de copier leurs modèles.
✔ Un réseau sous-régional : Leur wax était exporté jusqu’au Nigeria, au Bénin et en Côte d’Ivoire.
✔ Une hiérarchie stricte :
- Grossistes (les plus riches, comme Eunice Adabunu).
- Demi-grossistes.
- Détaillantes (vendeuses ambulantes).
2.2. Un pouvoir économique et politique
- Contribution au PIB : À leur apogée, elles représentaient 40 % du secteur informel togolais.
- Influence politique : Certaines ont financé des partis, comme le Comité de l’unité togolaise de Sylvanus Olympio.
- Mode de vie ostentatoire : Villas luxueuses, voyages en Europe, et bien sûr, les fameuses Mercedes.
3. Le déclin (années 1990-2020) : La fin d’une époque
3.1. Les facteurs de la chute
📉 La dévaluation du franc CFA (1994) : Réduit leur pouvoir d’achat.
📉 La contrefaçon nigériane et chinoise : Des wax à bas prix inondent le marché.
📉 La fin des quotas d’importation (2004) : Ouverture massive aux textiles asiatiques.
📉 Les incendies du Grand Marché de Lomé : Détruisent leurs boutiques historiques.
3.2. Témoignages du déclin
- Patience Sanvee : « Avant, je gagnais des millions par jour. Aujourd’hui, le marché est en panne. »
- Dédé Rose Creppy : Son chiffre d’affaires est passé de 2 milliards à 100 millions de FCFA/an.
4. La relève : Une nouvelle génération face à la mondialisation

4.1. Qui sont les héritières ?
Les descendantes des Nanas Benz sont souvent :
✔ Diplômées (études en marketing, gestion).
✔ Connectées (vente en ligne, réseaux sociaux).
✔ Diversifiées (maroquinerie, accessoires).
Parmi elles :
- Matty Wilson, qui perpétue le commerce familial.
- Raymonde Kayi Lawson, députée et petite-fille d’une Nana Benz.
4.2. Les défis actuels
🛑 Concurrence chinoise toujours dominante.
🛑 Manque de soutien étatique pour relancer la filière coton togolaise.
🛑 Nécessité d’innovation (collaborations avec stylistes, digitalisation).
Un héritage en péril ?
Les Nanas Benz ont écrit l’une des plus belles pages de l’entrepreneuriat féminin en Afrique. Leur histoire montre à la fois la puissance du commerce informel et sa vulnérabilité face à la globalisation.
Aujourd’hui, leur héritage est entre les mains d’une nouvelle génération qui doit réinventer le wax pour survivre. Leur avenir dépendra de leur capacité à s’adapter sans renier leurs racines.
Références (sources citées dans le texte) :
- Archives nationales du Togo
- Études économiques sur le secteur informel (Banque mondiale)
- Témoignages de commerçantes (interviews BBC Afrique)
- Recherches universitaires sur le wax (Sylvanus, 2009)
