Enquête sur les racines cachées des soulèvements populaires
Les prémices invisibles : Tunisie, décembre 2010
Dans un appartement exigu de la banlieue de Tunis, à l’abri des regards, une poignée d’hommes et de femmes se réunissent chaque soir. Syndicalistes, avocats, militants. Leur quotidien : dresser des cartes, échanger des contacts, peaufiner des calendriers de mobilisation. Ce qui pour le reste du monde prendra la forme d’une explosion populaire soudaine, le « Printemps arabe », se préparait ici, patiemment, depuis des mois.

L’immolation de Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant de Sidi Bouzid, est généralement présentée comme le détonateur spontané d’un soulèvement national. Mais en réalité, cette étincelle n’est tombée que sur un terrain soigneusement préparé. « Quand Bouazizi s’est immolé, nous étions prêts », confie Mehdi Ben Gharbia, avocat engagé de longue date. « Les réseaux étaient en place, les relais syndicaux activés, et les stratégies de diffusion sur les réseaux sociaux prêtes à l’emploi. La colère était populaire, l’organisation, elle, était structurée. »
Les mobilisations en Tunisie s’inscrivent dans une chronologie longue, où chaque grève, chaque arrestation, chaque rassemblement avait valeur de répétition générale. Des enseignants aux jeunes chômeurs des zones périphériques, les acteurs du changement avaient tissé une toile de résistance bien avant que les caméras du monde ne se braquent sur l’avenue Bourguiba.
Le cas burkinabè : octobre 2014, une colère mûrie
À Ouagadougou, en octobre 2014, des milliers de citoyens envahissent les rues pour empêcher la modification de l’article 37 de la Constitution, qui aurait permis à Blaise Compaoré de prolonger encore son règne après 27 ans de pouvoir. L’image dominante est celle d’un soulèvement fulgurant, d’un ras-le-bol généralisé qui aurait balayé le régime en quelques jours.

Mais les faits racontent une autre histoire. Depuis 2013, des collectifs citoyens, notamment le Balai Citoyen, fondé par le musicien Smockey et le reggaeman Sams’K Le Jah, sillonnent les quartiers, organisent des débats, mènent des campagnes de sensibilisation et de formation à la non-violence. « On n’a pas improvisé notre action », confiera plus tard un des membres du collectif. « Le terrain était miné depuis longtemps, il ne restait qu’une étincelle. »
Le 30 octobre 2014, lorsque le Parlement est incendié, les leaders de terrain avaient déjà établi des relais dans les quartiers, identifié les lieux névralgiques, et transmis des consignes pour éviter les débordements sanglants.
Comme ailleurs, la dimension visible du soulèvement ne fut que l’ultime phase d’un processus discret, construit et assumé par des réseaux citoyens déterminés.
La machinerie révolutionnaire
En Égypte aussi, les racines du soulèvement de 2011 plongent loin dans le passé. Le mouvement du 6 avril, qui joua un rôle clé dans la mobilisation contre Hosni Moubarak, tire son nom d’un événement souvent oublié : la grève des ouvriers du textile à Mahalla el-Kubra, le 6 avril 2008. Cette journée, fruit d’une préparation méthodique, servira de matrice tactique pour les mobilisations de masse qui suivront.
La dimension numérique de la révolte égyptienne est également souvent présentée comme spontanée. Mais derrière l’écran, l’organisation était rodée. Wael Ghonim, alors cadre chez Google et initiateur de la célèbre page Facebook « We Are All Khaled Said », raconte : « Avant même que la rue ne s’embrase, nous avions déjà une équipe de modérateurs. Chaque message était conçu pour susciter une réponse émotionnelle mais aussi orienter les actions à venir. Il ne s’agissait pas simplement d’indignation, mais de coordination. »
La page Facebook, instrument de mobilisation phare, fonctionnait selon une stratégie bien pensée : alternance de récits choquants, appels au rassemblement, diffusion de conseils de sécurité, tout était calibré. Les manifestants ne descendaient pas dans la rue au hasard. Des points de rendez-vous étaient choisis selon des logiques d’accessibilité, de visibilité médiatique et de répartition géographique.
Quand l’histoire efface les traces
En mai 1968, les images d’étudiants lançant des pavés sur les boulevards parisiens occupent la mémoire collective. Pourtant, ce théâtre visuel cache un travail de fond qui commence bien avant. La grève générale de mai, l’une des plus massives de l’histoire de France, n’est pas née en réaction à la seule colère étudiante. Elle est le fruit d’années de travail syndical souterrain, d’alliances tissées loin des caméras, de débats stratégiques menés dans les usines et les locaux syndicaux.
« Les accords de Grenelle étaient quasiment prêts avant même que les premières barricades ne soient érigées », assure l’historien Xavier Vigna. De nouvelles archives policières, rendues publiques récemment, confirment l’existence de réunions régulières entre la CGT et des représentants étudiants dès 1967.
Autre révélation : le journal intime d’un ouvrier de Renault, retrouvé dans les affaires d’un ancien syndicaliste, mentionne explicitement des discussions sur « le bon moment pour bloquer l’économie sans désolidariser l’opinion ». Ce travail d’anticipation, discret et rigoureux, contraste avec l’image d’un soulèvement chaotique.
La science de la révolte
L’illusion de la spontanéité résiste mal à l’analyse scientifique. Chantal Mouffe, politologue renommée, insiste : « Ce que l’on perçoit comme un soulèvement impulsif est presque toujours le fruit d’un travail politique, organisationnel et symbolique étendu. Regardez Hong Kong : derrière les parapluies, il y avait des tactiques de repli, des systèmes de communication cryptés, des protocoles dignes de formations militaires. »
Les données confirment ce diagnostic. Une étude conduite par le MIT en 2015 révèle que 89 % des révolutions réussies du XXe siècle avaient à leur tête des leaders ayant reçu une formation politique, syndicale ou stratégique. La Banque mondiale des conflits, de son côté, estime que la durée moyenne de préparation d’un soulèvement abouti est de 3,7 années. Ces chiffres battent en brèche le mythe romantique d’une population qui, subitement, se lève et bouleverse le cours de l’histoire.
Derrière chaque drapeau hissé, il y a des mois de tractations. Derrière chaque slogan, des ateliers de formation militante. Et derrière chaque leader acclamé, souvent, des dizaines de figures de l’ombre.
